Dix années. Une décennie déjà que je raconte à qui veut - et ne veut pas - l'entendre l'épopée marocaine que Raphaël, Bruno et moi avons vécue lors de l'Acte I de l'Allure Fondamentale. Dix ans et à peu près tous les tours que la vie a l'habitude de jouer à à peu près tout le monde, plus ou moins surprenants, de plus ou moins bon goût : les enfants qui naissent et grandissent, la maladie qui s'invite et se fait non sans résistance foutre dehors à grands coups de pied chimique au cul, les cheveux qui blanchissent, les kilos pris ou à prendre. Dix années et on remet ça, on se retrouve cette fois-ci pour une tournée des grands ducs que le hasard de l'itinéraire a voulu assez Faites entrer l'accusesque mais dont le casting donne de bons repères géographiques : rendez-vous est pris sur les terres d'Emile Louis pour dix jours de marche qui nous mèneront vers celles de Michel Fourniret en passant par les forêts de l'adjudant Chanal, excusez du peu. Et bien entendu, depuis que la date est calée, depuis que Bruno, le Thaïlandais de l'étape, a enfin réservé son billet d'avion, depuis que je sais que ce rendez-vous qu'on s'était dit dans dix ans aura bel et bien lieu, j'ai cette horrible de chanson de Patrick Bruel dans la tête du matin au soir. Dieu merci notre itinéraire ne passe pas par les lacs du Connemara, mais c'est quand même dur.

Retrouver Raf : rocambolesque et déjanté du début à la fin. Sur le papier tout devait fonctionner sans accroc : mis au défi de jongler avec l'anniversaire de ma fille et le lancement de la marche qui tombaient le même jour, mais pas du tout au même endroit, il était convenu que je rejoindrais Bruno à Paname le 1 au soir en avion, histoire de fêter comme il se doit les 5 ans de l'Infante (bilan neutre si on divise le sens des responsabilités et de l'organisation par la quantité de kérosène brûlé) pour finir en train à Saint Dizier, point de ralliement, le lendemain. Tout était donc bien calé jusqu'à ce qu'Air France n'annonce (à la dernière seconde) que mon vol était annulé, alors que j'étais tranquillement à la pizzeria avec ma famille, sac pas encore fait, et que je ne comprenne que ma seule minuscule chance d'y arriver était de me ruer chez moi puis de me quasi-téléporter à la gare prendre le seul train pas encore complet pour la Grand-Ville avec, difficulté bonus, un sprint intermédiaire dans la Petit-Ville où j'avais oubliées dans la panique les affaires de rando que je venais d'acheter. Deuxième désagréable surprise et pas des moindres : l'avenue qui mène à la gare est fermée à la circulation pour travaux, je le découvre sur place à environ 3 mn du départ du train. Et un train, si ça arrive souvent en retard, ça part toujours à l'heure. Vérifiez sur Wikipedia si vous ne me croyez pas, mais j'ai battu le record d'Ousbékistan du 400 mètres catégorie handisport, je l'écris sans aucun esprit d'outrance envers les Ousbèques handicapés car on peut très légitimement considérer un sac de randonnée plein comme un oeuf et une surcharge pondérale de 20 kilos comme un handicap, et je n'y suis pour rien si on court moins vite dans les pays en -stan qu'aux USA ou qu'en Jamaïque. Record battu donc, mais histoire d'aller jusqu'au bout d'un suspense à la Bruce Willis il faut quand même que le train soit en marche quand je réussis à y monter sous le regard du contrôleur qui me fait les gros yeux tout en trouvant quand même ça un peu cool, indéniablement Cowboy style. La bonne nouvelle c'est que ma surcharge pondérale, vu le nombre de calories brûlées en 3 mn, passe probablement à 19 kilos.

Arrivée à Paris, apéro à Paris, tounée du patron à Paris, digestif à Paris, fiesta à Paris, Bruno perd les clés de notre Airbnb (qu'il m'avait confisquées car il avait peur que je les égare, prends ça dans ton karma Bru), donc re-fiesta le temps de trouver une solution (toujours une bonne idée de faire la nouba pour trouver la meilleure inspiration, c'est ainsi que naissent les plans les plus solides), à 11 h du matin le lendemain (il n'y a pas de faute de frappe, une nuit et une matinée plus tard), ladite solution n'étant toujours pas trouvée (nos affaires sont évidemment dans notre Airbnb inaccessible, dont la propriétaire est injoignable), Bruno qui est une petite nature s'éclipse pour aller dormir chez un ami con comme une flaque de boue, méchant comme une teigne et fier comme Napoléon, je me rends compte en l'écrivant que je décris une sorte de Donald Trump qui n'a pas réussi sa vie professionnelle, et ne croyez pas que je suis, moi, méchant car il est bien incapable de lire un texte aussi long et ne découvrira jamais ces qualificatifs peu reluisants, je n'ai donc pas peur de le blesser, pas plus que lui n'a de gêne à blesser les autres en tout cas on est le 2 juillet, on est censés s'être retrouvés, on est toujours à Paris, moi je fatigue, Raf j'imagine fulmine, et Bruno réapparait enfin, mais trop tard. Il nous dégote donc un hôtel miteux dans le 15ème où nous dînons d'une salade niçoise et d'une lasagne qui feraient mériter au Flunch de Limoges 3 étoiles au Michelin et où nous dormons à tour de rôle, l'un ronflant de toutes ses forces pendant que l'autre tente de faire cesser ledit un. A nous deux on doit faire plus de bruit qu'un A380 au décollage, pensée pour les voisins de la chambre d'à côté. Le temps pour moi de déteindre sur la literie de l'hôtel (en hommage à Rimbaud qui a vécu dans notre ville de destination je me suis fait teindre les cheveux en bleu comme les soirs d'été et vert comme un petit val qui mousse de rayons) et d'y oublier volontairement quelques affaires que je ne veux pas porter durant la randonnée, le temps pour Bruno de nous offrir une ultime boulette ("Paris c'est trop cher, on trouvera tout à Saint-Dizier", résultat à Saint Dizier on trouvera en effet un hannout, mais moins bien achalandé qu'un supermarché est-ukrainien à l'été 2022, avec à la place des fruits et du fromage recherchés un pack d'eau plate et une boite de café soluble probablement périmé), et nous voilà enfin à quelques minutes de retrouver Raf. Faute de transports collectifs dans cette région ravagée par je ne sais quoi, je dirais d'instinct tout, nous devons parcourir les derniers kilomètres en taxi et je pourrai donc, jusqu'à la fin de mes jours, me vanter d'avoir emprunté les taxis de la Marne. C'est con, mais j'ai le cœur qui bat. On arrive au bled convenu et il est là. On est là, on est tous les trois. Et là, à moins que vous ne soyez l'un de ces trois larrons, je n'aurai pas les tournures de phrase qui vous feront ressentir ce qu'on ressent. C'est comme si on s'était vus la veille et il y a mille ans en même temps. Trois amis réunis sur la route. Trois compagnons. Je ne sais pas si on la vaut ou non, on a au moins eu le mérite de la cultiver malgré les éloignements, mais on a une sacrée chance de se connaître et de s'aimer avec un tel talent.

Le maire du bled débarque, un maire old school qui passe au bureau le dimanche "mais vite fait parce que là j'ai un déjeuner avec une association". Présentation par l'édile de Morteville, qui a pour principal fait d'armes, ce n'est pas le cas de le dire, d'avoir été la première ville française rasée lors de la Première Guerre mondiale. La mémoire de cette guerre qui nous semble désormais loin reste ici vive, et il y a de quoi quand on a, un siècle après encore, ses ravages sous les yeux du matin au soir. Et puis enfin, on fait ce qu'on a traversé la France pour faire, on se met en marche.

Les paysages sont plutôt laids, mais on s'en fout. Nous traversons une mer de panneaux solaires, je me contorsionne pour prendre en photo les nombreuses tombes de soldats inconnus sans faire entrer dans le cadre les stations de lavage automobile et ronds-points entre lesquelles elles sont tassées. Les gens sont sympas mais à cause d'eux Dany Boon perd beaucoup en estime chez moi : cette façon si rigolote et unique de parler qui a fait son succès et sa fortune, et bien en fait c'est celle de tout le monde ici, il n'a pas été la chercher bien loin l'artiste. Parlant d'artiste nous passons devant une maison dont la véranda est fièrement décorée en hommage à Johnny Hallyday au point qu'on devrait plus parler de mausolée que de véranda : tout, des cendriers aux repose-mains en dentelle des fauteuils en passant par un spectaculaire buste en plâtre, est floqué de l'image de l'Idole des jeunes. À moto, à micro, à guitare, tout n'est que Johnny Johnny Johnny JOHNNY. Finalement, après avoir dû passer un pont pour enjamber une voie express, ou le contraire, le destin nous fait un premier clin d'oeil avec un bar ouvert 7j/7 360 jours par an où on se houblonne copieusement, et surtout quelques centaines de mètres plus loin avec un véritable havre du bivouaqueur, un petit ruisseau qui sillonne paisiblement le long d'une mini plage de petits cailloux, au milieu d'un beau sous-bois. Nous sommes un peu étonnés par le panneau à l'entrée qui nous dit grosso modo "Bienvenue, ici c'était un site d'enfouissement de déchets radioactifs mais on l'a transformé en étang, enjoy". Les locaux ne se posent pas tant de questions et y pêchent sans complexe des poissons que j'imagine à trois yeux. Les heures passent, les promeneurs s'en vont peu à peu, une naïade apparaît sur le plus beau cheval que j'aie jamais vu et s'en retourne le temps de l'avoir laissé s'abreuver à l'eau enrichie en uranium. Je me demande si on n'est pas morts percutés par un camion, ou si les effluves radioactives ont un pouvoir hallucinogène et qu'on n'est pas, rien de moins, au Paradis du bivouaqueur tellement tout est en harmonie, tellement tout est bien. Bruno nous rappelle que monter une tente ce n'est pas comme faire du vélo, ça s'oublie, on se moque. Je prends la guitarette de Raf pour donner le récital que je prépare secrètement depuis des semaines mais elle est accordée au moins 2 octaves trop haut pour ma voix et je me dis que si Hergé était encore de ce monde il se serait écrié en m'écoutant "Ça ! C'est ça la castafiore !", on se moque aussi. Raph nous mitonne un dîner de luxe avec les moyens du bord, on ne se moque pas, on déguste. La nuit tombe, on est bien, vraiment bien.

Je sais depuis ce soir que je vais devoir repartir dès le lendemain tôt : ma douce a le COVID et elle en bave, les nouvelles données au petit jour ne font que confirmer qu'elle est trop malade pour que je crapahute à l'autre bout du pays pendant qu'elle souffre le martyr avec deux diablotines en bas âge confinées sous le même toit, et je ne veux en outre pas mettre en péril le système immunitaire capricieux de Raph, car je suis bien cas contact, comme on disait à l'époque de la Grande Pandémie. J'ai eu je crois la sagesse de ne pas gâcher cette soirée parfaite en me laissant abattre, j'ai je pense celle de partir dès l'aube sans traîner après avoir annoncé à mes camarades les raisons de mon départ. Inutile de faire dans le pathos, les adieux gorge nouée et les regrets, en 10 mn je ne suis plus de l'aventure. Le problème, c'est que trouver un taxi pour revenir à Saint-Dizier - 25 mn de route si on est motorisé - le lundi 3 juillet 2022 à 7 h du matin, c'est un sacré challenge. Aucune voiture n'est disponible. J'ai dû réserver un billet non remboursable, on est en été et les trains sont pleins à craquer. Je me retrouve dans les rues de NullePartVille à supplier les gendarmes qui passent par là, les passants, les employés de la mairie, de me trouver une solution motorisée. Je vais même au tripot local et brandis devant sa maigre assistance un billet de 50 euros que j'offrirai à quiconque me conduira à la gare de St Dizier, quel que soit son taux d'alcoolémie. Las, la tournée sans fin des petits blancs du matin vaut tout l'or du monde et je ne reçois qu'un sympathique mais définitif "tu peux ranger ton billet mon gars moi je bouge pas d'ici". Je tente l'auto-stop. Dans les forêts de Mourmelon c'est passé de mode, Dieu sait pourquoi, et sans surprise personne ne s'arrête. J'ai raté mon train, j'ai perdu 100 euros. Je réserve le suivant, je n'ai plus un sou sur ma carte et si cette fois-ci je ne parviens pas à trouver une solution je suis bloqué sur place faute de finances. Je passe dans ma tête de Place des Grands Hommes à Hotel California, c'est bien plus joli mais bien moins marrant. Finalement, miracle, je dégote un taxi médicalisé, une ambulance quoi, qui me ramène juste à temps pour mon train. Comme j'ai une grosse heure de pause à Reims je vais en profiter en bon touriste pour en visiter la cathédrale. Je ne remarque d'abord pas le silence qui règne dans le hall de la gare pourtant bondée, ce n'est qu'au McDo du coin tout aussi plein à craquer que je me rends compte que tout le monde, absolument tout le monde sans exception communique en langage des signes. J'apprendrai par la suite que se tenait ce jour là le plus grand congrès de sourds au monde, et j'aurai donc le souvenir d'une ville vivante, joyeuse, et totalement silencieuse. Un silence de cathédrale, qui mérite au demeurant sa réputation. Le monde est décidément petit me dirai-je, quand je découvrirai plus tard que j'ai littéralement croisé à la gare une de mes toutes meilleures amies habituellement basée au Canada, venue spécialement pour cet événement. Son train partait 1 mn après l'arrivée du mien, c'était le même, elle a peut-être pris sans le savoir ma place....

Arrivée à Paris. Je dois récupérer le sac faussement oublié à l'hôtel et payer pour les draps et serviettes que j'ai salopés l'avant-veille. Quand j'arrive le patron est déjà furieux car un malotru vient de publier en ligne un avis sur son établissement qui dit que la déco de sa devanture est la chose la plus laide qui existe au monde. Coup de génie, j'avais moi aussi eu ce sentiment au point de la prendre en photo. Je lui dis donc d'un air outré "Mais comment oser écrire ça, votre devanture est magnifique, pour preuve je n'ai pris que DEUX photos de Paris, une de votre hôtel et une de Notre-Dame !", et je brandis mon téléphone intelligent pour prouver mes dires. L'astuce fonctionne et l'aubergiste, fierté retrouvée, m'offre les frais de laverie dont je pensais devoir m'acquitter. Le génie du crime, c'est bien moi. Une jolie traversée de la ville sur la Ligne 6 (c'est le métro aérien pour les provinciaux de ses morts), une lente descente de la France en train où je suis régulièrement et très honteusement réveillé par le bruit de mes propres ronflements, et l'aventure est définitivement achevée. Quatre kilomètres parcourus, une seule nuit de bivouac, et assez de matière pour me dire que cette marche n'a rien d'un échec, assez d'anecdotes incroyables mais vraies à radoter pour les années à venir. La sagesse populaire a une fois n'est pas coutume raison, ce n'est pas la longueur, ni même la durée qui comptent, quand les choses sont bien faites avec les bonnes personnes. Et surtout, les rêveries des prochains mois ou des prochaines années sur ce deuxième chapitre rocambolesque de la Marche seront ponctuées par les préparatifs fantasmés puis très concrets de l'Acte III : Raph a une portion de Haut-Atlas marocain à boucler pour que son défi initial soit respecté. Je ne sais pas quand ce sera, mais je sais déjà avec qui ce sera. Les trois mousquetaires, ceux que rien ni personne ne peut séparer. Et j'ai déjà hâte. On n'en a pas fini avec nous.

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